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Maintenant l'Hypermonde (suite)


L'interface homme-hypermonde

Entrer dans l'hypermonde, vous l'avez vu, c'est d'abord se mettre en relation avec lui: coin avec écrans ou combinaison. Etudions de plus près cette "interface". Mais, une fois passés de l'autre côté du miroir, une fois oublié le média pour atteindre l'hypermonde lui-même, la relation se polarise sur le contenu de l'hypermonde, sur les objets que nous y rencontrons. Nous avons déjà longuement montré la diversité de ces objets. Nous allons préciser le type de relations que nous allons nouer avec eux.

L'hypermonde m'écoute

Pour l'hypermonde, je suis un objet matériel comme d'autres, particulièrement intéressant, certes (Ne faisons pas de complexes). Il perçoit ma position, mes mouvements et d'autres paramètres comme le son de ma voix grâce à de nombreux capteurs, regroupés dans ma combinaison ou sur le poste de travail. En particulier les "jauges de contrainte" ou les accéléromètres incorporées aux gants pour repérer les mouvements de mes doigts.

Toute la panoplie des moyens classiques de commande des machines s'est intégreée aux interfaces, en fonction de l'efficacité, des habitudes, de la culture: joystick cher aux amateurs de jeux électroniques, souris de la bureautique et, pourquoi pas, le bon vieux clavier, soit matériel, soit simulé dans l'image de l'hypermonde.

Dialoguer avec la voix, cela viendra sans doute, bien que cette désir très ancien n'ait, jusqu'à la fin du XXeme siècle, jamais réussi à devenir vraiment efficace, alors que les technologies de base soient suffisantes depuis au moins les années 70.

La vision est devenue pour la machine son principal moyen de dialogue avec l'homme: elle me regarde et investit beaucoup de puissance comprendre ce que je veux faire, ce que je veux dire. Ce canal de commujnication est puissant, rapide, peu contraignant pour moi: ni gant ni pantalon ni même fil! Mais les humains ont longtemps eu peur de ce regard "froid".

L'audace de quelques pionniers, les excellents résultats obtenus ont convaincu le marché. La vision des machines, comme l'ont prouvé les spécialistes de robotique, au sens classique (deux caméras ou plus pour reconstituer le relief) peut être sensiblement perfectionnée par le laser ou par les ultrasons. Ils lui apportent une vision du relief précise au centimètre près. Un point intéressant pour l'évaluation des gestes manuels en particulier.

Faut-il aller jusqu'à des capteurs de paramètres non directement maîtrisés par la volonté? Comme ceux des "machines à détecter le mensonge" (mesure de l'humidité des mains, des pulsations cardiaques, repérage du stress par les modifications du timbre de la voix, etc.) ? Le dialogue s'enrichit, la réactivité du système s'améliore, les espaces s'animent plus naturellement. Mais attention si d'autres personnes ont plus ou moins accès à l'espace: elles pourraient ainsi pénétrer mon intimité plus loin qu'il n'est souhaitable.

Le capteur n'est que le niveau de base. Il faut que l'hypermonde comprenne mes ordres, et même mes intentions éventuellement. Derrière le geste, ou le mot, il doit comprendre "ce que je veux dire", le sens de mes ordres.

Prenons l'exemple de la souris sur un micro-ordinateur de 1990:

- le déplacement de la souris se traduit assez directement en mouvements du curseur; en revanche,

- le simple ou double clic sur la souris ne prend son sens qu'en fonction de la position du curseur par rapport aux objets et icones affichés à l'écran. Et si je m'entends si bien avec la machine, c'est que l'écran et la perception que j'en ai créent une sorte de communion que je peux utiliser par des mouvements très simples de la main.

C'est la structuration de l'écran en zones qui permet de passer de l'information élémentaire (un clic en un point déterminé) à une action déterminée par l'objet, le bouton présent à cet endroit de l'écran. Le "script" correspondant à ce bouton est une traduction en langage machine de mon intention.

Pour d'autres actions, l'ordre en lui-même ne suffit pas. Il faut encore que la machine soit sûre de qui donne l'ordre, et qu'il a l'autorité pour le donner. D'où des systèmes plus ou moins élaborés de mots de passe.

Dans l'hypermonde, cette méthode est rarement utilisée. La machine dispose de moyens sûrs pour me "reconnaître": reconnaissance du visage, de la voix, de la manière de bouger, de se servir du clavier. A quoi s'ajoutent la reconnaissance biologique (à la limite, mon ADN...).

Pour bien me comprendre, le système analyse mes réactions, mes gestes, même incontrôlés. Il a une certaine idée, un "modèle" de ce que je suis et de ce que je fais. Ce modèle de moi peut-être rudimentaire. Dans les systèmes informatiques d'hier, il était implicite: c'est le concepteur des ordinateurs et des logiciels qui se faisait une idée générale, ajustée par l'expérience, de ce qu'est un utilisateur normal, et moi en particulier. Tout au plus mon ou mes mots de passe me "représentent-ils" d'une certaine manière. Dès qu'on emploie un système du type gants/casque, il faut avoir une certaine modélisation du corps humain pour en présenter à l'écran les parties nécessaires.

Modélisation générale des mouvements, des membres et de leur apparence. Et modélisation concrète, en temps réel, de ma position.

Il s'avère efficace d'organiser le modèle selon les règles de la programmation objet: il y a une classe "homme", et j'en suis une instanciation particulière, avec mes caractéristiques physiques et psychologiques, le réseau de mes compétences et de mes relations, etc. Et cela descend jusqu'au détail de mes actions: le système sait ou j'en suis. Et quand je m'assieds devant les écrans ou enfile le gant, il peut reprendre le dialogue au point où nous l'avions laissé. Jusqu'où aller dans cette modélisation? Les recherches signalées par Kobsa vont loin. Elles visent surtout des applications pédagogiques: pour bien guider l'élève, il faut savoir ce qu'il a compris et ce qui lui échappe. S'il se trompe, il faut comprendre pourquoi (inattention, manque d'une connaissance importante pour la question, erreur proprement dite). Mais certaines modélisations plus "commerciales" se développent aussi. Par exemple, si un client demande à un système de réservation d'hôtel: "Y a-t-il une boite de nuit dans l'hôtel", et qu'il n'y en ait pas, on répondra selon l'âge du questionneur "Non, mais il y en a une à cent mètres" ou "Non, vous pourrez dormir tranquille".

On débouche sur des jeux de miroirs à l'infini: si le système me connaît bien, il connaît aussi l'idée que je me fais de lui. Or je me fais une certaine idée de l'idée qu'il se fait de moi... etc.

L'hypermonde se présente à moi

A travers des écrans et des baffles pour le son, des retours d'effort dans les gants et la combinaison, l'interface me présente la partie de l'hypermonde où j'opère, où je suis. Il s'agit d'une synthèse qui intégre:

- un espace général qui me permet de m'orienter; dans les jeux électroniques, cet espace est tantôt simpliste (le labyrinthe de Pacman), tantôt très élaboré (scènes de type Donjons et Dragons, par exemple); en bureautique, l'espace de base est la surface du bureau sur lequel viennent prendre place les documents comme les menus déroulants; dans des situations de travail matériel, l'espace peut être le lieu réel de l'action, présenté à partir de caméras placées sur le site;

- des objets et des personnages réels ou purement artificiels; le mélange des genres, amorcés avec Mary Poppins, devient la règle; les joueurs de Donjons et Dragons mélangent joueurs réels et "personnages sans joueurs"; l'atelier moderne associe des ouvriers humains et des robots, etc.

- une image de moi-même dans l'hypermonde; en informatique classique, cette image se résume au curseur qui indique "où je suis"; dans un hypermonde "réaliste", je me vois de façon plus détaillée; je vois mes mains agissant sur les objets, par exemple;

- des couches symboliques en surimpression, cernant le problème, facilitant ma navigation dans l'espace géographique comme dans l'espace des outils (voir Renault, système Sitère pour les garagistes); dans le cas où j'agis directement sur le monde réel, l'hypermonde cesse d'être le "fond" de l'espace, et n'y est plus qu'un ajout "transparent"; c'est le cas des projections sur le cockpit d'un avion de chasse, par exemple;

Finalement, il y a une certaine continuité entre les espaces purement artificiels (par exemple: casque et combinaison complète et expédition dans un espace imaginaire du genre Space Opera) et les espaces purement naturels, comme ceux des actes corporels élémentaires. Le naturel est toujours plus ou moins médiatisé par des objets, par le langage. Au coeur même de l'artificiel j'apporte toujours au moins le naturel de mon psychisme et des réactions de mon corps. Le corps se rappelle à moi par ses réactions hormonales, ses mouvements incontrôlés. Mais aussi par des perceptions difficiles à faire contrôler par l'hypermonde.

Si l'on n'y prend garde, il y a de gros écarts entre les mouvements que je perçois sur les écrans et les accélérations que je ressens par l'ensemble du corps. Cela peut être très perturbant.

Insistons sur le toucher! Quand j'agis sur les objets de l'hypermonde, je dois percevoir leur présence sous mes doigts, leur résistance à mes actions. Un objet matériel résiste à notre effort, selon son poids, l'accélération que nous voulons lui donner, sa souplesse et les liens qui l'attachent à d'autres objets. Rien de tel sur la souris, le joystick ou le gant. L'écart entre réel et virtuel devient alors sensible et gênant. D'ailleurs notre système neuro-musculaire est construit pour jouer sur ces résistances... On introduit un "retour d'effort" sur la main ou le corps. Il ne s'agit pas de ramener l'effort réel, qui dans la plupart des cas serait énorme (ou au contraire, imperceptible, pour les micro-manipulateurs). Il faut donc calculer adéquatement un retour qui soit psychologiquement satisfaisant et ergonomiquement efficace. Ce point a déjà été étudié dans des cas comme l'effort sur le volant d'une automobile.

Pour rendre le toucher le vêtement ne soit plus capteur seulement mais aussi actionneur. Il peut empêcher les mouvements impossibles dans l'hypermonde considéré. On complète par quelques gadgets, comme un ventilateur envoyant du vent sur la figure...

Pour les accélérations, on peut avoir un plateau se déplaçant matériellement dans une grande salle. Les systèmes les plus élaborés sont les simulateurs de conduite aérienne. Notons la possibilité d'actions "réalistes" annexes: mouvements appliqués au siège ou à la cabine (cas des simulateurs d'avions), vibrations, génération de courants d'air, de fumées, d'odeurs, modification de la température du local, etc.

L'hypermonde peut aussi m'informer "à mon insu". De même qu'il peut avoir des capteurs de mes émotions, il peut aussi m'envoyer des messages subliminaux, comme on sait le faire en vidéo.

L'intégration de toutes ces informations, de toutes ces présentations d'espaces et d'objet sous une forme cohérente, conviviale consomme à elle seule une puissance de calcul considérable. Une présentation "intelligente" suppose, de même que l'interprétation de mes intentions, un modèle de moi aussi élaboré que possible. C'est encore une consommation potentielle quasi-illimitée de "puissance machine".

La transparence

Concluons sur un objectif revendiqué par les concepteurs: la transparence. Un concept plus difficile qu'il n'y paraît au premier abord. La "transparence" et ses paradoxes L'interface doit se faire oublier, nous présenter l'hypermonde "comme si nous y étions", de même que les bons outils de PAO offrent le "wysiwyg" (What you see is what you get, ce que vous voyez est ce que vous obtiendrez sur l'imprimante). L'hypermonde prolonge ici un paradoxe développé par toutes les machines: d'un côté nous lui demandons d'être totalement transparente, d'être le pur véhicule qui nous transporte où nous voulons, la lumière qui fait jaillir les objets à la vue... De l'autre, pour progresser dans la maîtrise de cet univers, il nous faut comprendre les rouages secrets de la machine sous-jacente, si difficiles, ennuyeux, matériels, abstraits, mathématiques qu'ils paraissent.

La machine doit donc à la fois disparaître et se laisser percevoir. Du moins permettre l'un et l'autre selon les moments et les tâches. Paradoxe bien connu du peintre ou du musicien. L'objectif à atteindre, c'est la spontanéïté sans freins de l'expression dans l'oeuvre. Mais rien de plus difficile que le naturel et la simplicité. Des heures quotidiennes d'effort pour simplement bien descendre le bleu d'un ciel, bien frapper une note ou un accord.

Dans un hypermonde avancé, comment la machine se laisse-t-elle percevoir?

Il a fallu faire des machines capables de dévoiler progressivement leurs ressorts internes et jusqu'à

l'intimité de leur système d'exploitation en fonction de la demande et des besoins de leurs utilisateurs. Depuis les génies de la programmation jusqu'aux interlocuteurs stressés, sans oublier les handicapés mentaux?

En fait, il y a toujours une certaine "distance" entre moi et l'hypermonde. Et le jeu des rapports que j'établis avec lui ne peut se réduire a la "relation homme-machine" des années 70. L'hypermonde n'est pas simplement un outil.

La compétition homme-machine

La montée des machines est-elle facteur de chômage? Ce thème a fait l'objet d'une énorme littérature (notons, parmi les ouvrages les plus récents, celui de Réal, après le classique Sauvy et des précurseurs comme Schuhl ou Lombroso).

Tentons une nouvelle analyse à partir de l'hypermonde. Quand y a-t-on besoin de moi? Quand vais-je m'avérer meilleur, plus performant, moins cher, que les objets artificiels?

Un fort développement de l'hypermonde va de pair avec une médiatisation par la machine de tous nos rapports avec le monde matériel. Sur le "terrain", ce sont essentiellement des robots qui travaillent. C'est le cas de toute la campagne. Les champs sont le domaine des robots. Les humains, d'ailleurs, y feraient plus de mal que de bien, véhiculant des miasmes, perturbant les grands ordres.

Les machines agricoles ont été robotisées. On a commencé par les télécommander une par une, puis avec les progrès de leur autonomie, de leur systèmes sensoriel, préhensile, adaptatif, la surveillance est devenue plus globale.

De même dans les sites miniers et industriels. Il n'y a plus d'humains sur le plancher des vaches, sur le carreau des mines, sur les chaînes automatisées, sur le parcours des chariots automatisés qui transportent les pièces d'un robot à l'autre.

Dans l'hypermonde, ma fonction, mon rôle, mon travail... se définissent donc par rapport à la machine. Mon travail ne peut commencer que là où elle s'arrête. Dans tout ce qu'elle sait faire, elle est plus fiable et moins chère que moi. Et donc c'est elle que tu choisiras, toi le client potentiel, pour satisfaire ton besoin, ton désir.

Heureusement pour moi, les machines ne sont pas infaillibles.

La panne des machines

Toutes les machines tombent en panne, un jour ou l'autre. De moins en moins souvent. Et parfois elles savent se réparer toutes seules (cas type: auto-réparation d'un circuit de mémoire donc certaines cellules deviennent inutilisables).

Mais quand ce n'est plus possible, un être humain doit intervenir. La plupart du temps à partir de chez lui, de son environnement confortable, sûr, ergonomique. Mais parfois il doit "mettre la main à la pâte", "dans le cambouis", s'enfoncer dans la matérialité la plus lourde, voire la plus sale. Quelque chose entre l'égoutier et le chirurgien...

Fonctions de niveau élevé

Certaines limites actuelles de la machine dureront encore longtemps. Par exemple la difficulté pour elle de comprendre la voix, et d'une manière générale, de "reconnaître" les formes et objets dans un univers réel qui est toujours flou et bruité. C'est le thème de l'"intelligence".

L'hypermonde à faire grandir, le développement

Réparer, ce n'est pas passionnant. Heureusement, la machine n'est pas finie. Et mon rôle majeur, c'est de continuer à développer l'hypermonde. Dans l'hypermonde, une grande part du travail est créatif. Bien plus qu'aux siècles passés, où les tâches de routine sont considérables. Et encore faut-il que l'humanité ait envie d'être créatrice. A voir comment des millions de personnes s'avachissent devant de stupides émissions de jeu, on se prend à douter de la créativité humaine...

Comme pour le dépannage, la création se fait surtout dans l'hypermonde, à partir de lui. Le monde matériel et son écologie sont désormais trop fragiles pour qu'on y interfère trop fréquemment, sinon dans le jardin...

Le déplacement du front

Comme l'hypermonde se développe sans cesse, et de plus en plus vite, l'espace de travail ouvert aux hommes se déplace, un peu comme le front d'une mine, la lisière d'un défrichement. Mais le changement est qualitatif, ce qui m'oblige en permanence à évoluer, à me former:

- la part d'activité directement matérielle se réduit au profit d'activités internes à l'hypermonde (analogie du passé: les agriculteurs sont devenus employés de banque);

- les activités répétitives évoluent vers des fonctions de personnalisation, pour faire l'interface entre les hommes et la machine;

- une part d'activité salariée se développe aux limites de la sphère d'intimité (travail social, activités para-médicales, travail d'animation et de loisirs, travail culturel); c'est le domaine du "Un

Mais vais-je pouvoir suivre le mouvement? Si le front se déplace vers l'abstraction, la très haute technicité, la suppression des routines au profit d'une créativité exigeante, ne vais-je pas finir par être exclu de l'hypermonde, au profit d'une élite toujours plus restreinte.

En fait le monde des années 90 accréditait cette vue. On voulait que 80% de la population ait le baccalauréat, et certaines entreprises prétendaient ne plus embaucher en dessous de Bac + 4 sinon Bac + 5.

La montée des abstractions

Une part du progrès de l'humanité se traduit par son aptitude à manipuler des objets de plus en plus abstraits. Mathématiques, ou philosophiques. L'aptitude à l'abstraction remonte aux origines de l'humanité. Elle fonde l'homme: pas de "sapiens" sans idées générales. Au moins par la négation des finitudes du monde matériel. Au moins par la négation essentielle qui reconnaît, sous une forme un autre, un "au-delà" du monde matériel, un "dieu", une "méta"-physique.

C'est dans l'expression des idées abstraites qu'il y a progrès. Par rapport au monde réel traditionnel, l'hypermonde à base électronique et informatique apporte: facilités logistiques, exécution, typographie (PAO), banques de données, calcul, moyens élaborés de dialogue.

A capacités intellectuelles données, on peut manipuler des objets de plus en plus complexes. Comme la poubelle du Macintosh met la portée de tous le concept jusque là abstrait de l'effacement d'un fichier magnétique.

Les hommes les plus doués pour l'abstraction pourront pousser encore plus loin leurs spéculations et leurs théories. Einstein s'appuie sur Gutemberg. Que diront les Einstein des hyper-monde... On aura sûrement besoin d'eux pour maîtriser la complexité née du simple foisonnement des humains.

Quant aux moins doués, retardés scolaires, handicapés, ils pourront aller plus loin. A condition que la société le veuille, bien sûr, l'hypermonde devrait permettre à (presque) tous d'accéder à ses objets courants.

Il n'est pas facile de construire un "bon" hypermonde, ou de "bons" espaces dans l'hypermonde. Plus je les veux agréables, cohérents, efficaces, et plus je dois consacrer d'effort à leur conception, à leur implémentation, à leur développement, à leur maintenance.

Au cours des années 80-90, l'arrivée du Macintosh a fait prendre conscience des efforts nécessaires. Pour les habitués de l'informatique classique, le premier contact avec le Mac avait quelque chose de merveilleux. L'impression de rentrer enfin dans une informatique agréable, sympathique, conviviale.

Mais, assez vite, on percevait le fossé qui se creusait entre l'utilisateur et le concepteur. Il est plus difficile et plus long de réaliser une bonne application Mac ou Windows qu'une application classique PC ou transactionnelle.

Le noyau des "vrais" travailleurs

Le nombre des travailleurs vraiment engagés dans le monde réel (au sens classique) ne cesse de décroître. On peut parler d'un "noyau" qui ne cesse de se rétrécir, et de se durcir à la fois.

- au cours d'une vie humaine, la partie de véritable "vie active" se réduit, coincé entre des études de plus en plus longues et une retraite qui vient plus tôt

- pendant la vie active elle même, non seulement les temps de loisirs s'allongent, mais le temps de formation permanente vient encore réduire les heures effectivement travaillées

- globalement, une part constamment plus faible de la population est réellement d'un niveau de compétence et de stabilité émotionnelle suffisant pour jouer un rôle réel dans des processus de production à la fois abstraits, complexes et fragiles.

Dans l'hypermonde, les processus matériels de base sont devenus quasi-totalement automatisés et robotisés.

Il n'y a pas beaucoup à y intervenir, et il faut surtout éviter d'y faire des bêtises: l'hypermonde ne fonctionne qu'à l'électricité, et toute panne est fâcheuse voire catastrophique. La planète fonctionne aux limites de son écologie, avec une population nombreuse et des processus qui peuvent devenir rapidement catastrophiques s'ils sont mal conduits. On vit en permanence à la merci d'un Tchernobyl.

Les systèmes informatiques eux-mêmes sont à la merci de virus ou de pannes en cascade. Ils doivent être soigneusement protégés des amateurs, bricoleurs et hackers en tous genres, sans parler des fous et des criminels. Seuls des professionnels compétents et habilités doivent avoir accès à leurs points critiques.

Pas question de faire du sentiment et de laisser, pour éviter le chômage, des incompétents faire sauter la planète.

Si l'on pousse trop loin dans cet voie, on arrive à une situation inacceptable la survie de tous dépend de quelques ingénieurs, supposés compétents et sains d'esprit, pendant que les autres font joujou dans leurs hypermondes, exclus des vraies valeurs.

Et qu'on ne voie pas là une construction traîtreusement conçue par un homme ou une oligarchie ambitieuse et dominatrice. C'est une des pentes naturelles de la technologie. Il n'est pas évident qu'on puisse y échapper, mais il y a heureusement quelques pistes d'espérance.

Le retournement, la re-concrétisation

Dans l'hypermonde, est-il nécessaire de savoir programmer pour créer de nouveaux objets, donc pour avoir une existence originale, des initiatives, une personnalité? La réponse est claire: certainement pas.

Chacun peut créer... à la mesure de ses capacités et de son statut social. Les objets hautement complexes, ainsi que les grandes architectures impliquant un grand nombre de personnes, ou des parties substantielles de l'espace matériel, restent réservés à des professionnels qualifiés et mandatés.

L'opposition n'est plus binaire, entre programmeurs et utilisateurs. Déjà les créateurs d'Hypercard avaient introduit une catégorie intermédiaire: l'auteur, entre le simple "browser" (feuilleteur) et le programmeur proprement dit.

Un des aspects intéressants de la programmation "orientée objet" fut de bien distinguer une partie "externe" des objets et une partie "interne", cachée à l'utilisateur.

De ce fait, un objet complexe dans sa réalisation, mais simple dans ses fonctions, peut être utilisé sans problème par un non-initié. En revanche, seul le professionnel mandaté pénètre dans les profondeurs de l'objet: soit pour le créer, soit pour le réparer s'il s'avérait défectueux.

Autre aspect: la programmation "graphique". Les premiers essais n'ont pas été convaincants. Les "ordinogrammes" des premiers temps de l'informatique ne sont qu'une aide à l'analyse. Les systèmes en puzzle de Glinert (voir par exemple dans le livre de Kilgour) sont une recherche sans débouché pratique. Plus profonde, mais un peu dangereux, la création graphique de liens entre fichiers dans 4eme dimension. Mais on a progressé: la création d'outils de gestion avec le tableur Excel en témoigne.

L'histoire de Basic est édifiante. On peut dater les faits: montée du Basic de 1980 à 1985, quasi-disparition de 1985 à 1991, retour à partir de 1992 grâce à Visual Basic de Microsoft.

En revanche, les idéogrammes orientaux sont une fausse piste. Notamment parce qu'ils n'ont pas été construits de manière logique mais, de même que notre clavier Azerty, pour des raisons historiques aujourd'hui sans intérêt et au contraire gênantes.

On a trouvé mieux que la souris. Des stylets (système Penpoint annoncé en 1991), des pinceaux. Et l'on a su exploiter la couleur et du relief pour augmenter nos capacités d'abstraction.

Par ailleurs, il faut consacrer des efforts considérables pour concrétiser l'abstraction, pour présenter simplement la complexité, pour permettre à tous de prendre leur part dans les décisions qui mettent en cause le moyen central. Cela joue dans la conception même du noyau central et dans l'organisation générale du monde. Dans une certaine mesure, il faut précisément s'arranger pour qu'il n'y ait pas vraiment de noyau central.

Mais cela nous conduit à l'organisation des objets et des personnes dans l'hypermonde, à quoi nous consacrerons le chapitre suivant. Limitons-nous ici à deux conclusions.

Dans l'hypermonde plus encore que dans le monde traditionnel, les différentes formes d'objets, plus ou moins actifs, sont constamment en compétition avec moi; le front se déplace, toujours par conquète de nouveaux espaces par les objets artificiels et par création d'espaces vierges.

En un premier temps, la montée des objets artificiels s'est fait "aux dépens" des humains. Dans un deuxième temps, la monté est win-win, tout le monde y gagne... ou du moins pourrait y gagner si l'on organise adéquatement le monde et l'hypermonde.

Mais il n'y a pas que la coopération et la compétition "professionnelles". Les rapports entre l'homme et ses créations artificielles ont aussi un volet bien plus "chaud", passionnel.

Homme-hypermonde: une relation passionnelle

Je peux être plus ou moins actif dans l'hypermonde. Notons quelques paliers typiques:

- je me laisse guider passivement dans l'hypermonde tel qu'il m'est présenté, en faisant tout au plus quelques choix, quelques zappings;

- je navigue activement, en fonction d'un but; je réalise une enquête, par exemple; autrement dit, j'introduis dans l'hypermonde au moins un objet que je maîtrise, un équivalent électronique du carnet de notes, de la caméra du reporter;

- j'interviens sporadiquement dans les situations conjoncturelles qui se présentent, je discute avec les gens que je rencontre;

- j'interviens en profondeur, je modifie ou je crée des objets plus ou moins importants ou actifs, des personnages;

- je crée des univers complets (comme dans le jeu SimCity, où je suis à la fois politicien et urbaniste).

Etant donné que les objets de l'hypermonde sont eux aussi plus ou moins actifs, on peut imaginer des situations types:

- je suis actif dans un hypermonde passif, c'est le cas des outils, des prothèses;

- je suis passif dans un hypermonde actif, c'est le spectacle, le voyage organisé, l'école;

- je suis actif dans un hypermonde actif, et c'est tantôt la coopération tantôt la guerre, les multiples configurations des rapports de force.

Qui est le maître?

Cest le balai devenu fou de l'apprenti sorcier, la révolte des robots. Et, très souvent (Levin, par exemple, mais aussi Orwell), la domination de tous par un ensemble de machines piloté par un individu ou une petite équipe despotique.

Une machine bien conçue ne se contente pas d'une exécution simpliste des ordres donnés. Elle tient compte du contexte. Elle intègre la sécurité. Elle "sait" par exemple que la destruction d'un grand fichier a des conséquences sérieuses, et que ma demande est peut-être le résultat d'une erreur, d'une inattention. Un système bien fait ne détrui rien de conséquent sans demander une confirmation appropriée.

Que l'hypermonde m'offre des outils, des partenaires de travail intelligents, capables d'initiatives, compréhensifs... c'est à la fois merveilleux et inquiétant.

Si la machine estime que je me trompe, en effet, que peut-elle faire? La gamme de ses réactions possibles est étendue, depuis la passivité jusqu'à l'intervention dominatrice.

Prenons l'exemple d'un traitement de texte, qui effectuerait les corrections d'orthographe au fil de la frappe. En cas de faute, l'éditeur:

- ne fait rien du tout (cas limite de passivité absolue);

- signale la faute sans plus;

- signale et s'arrête jusqu'à une action correctrice de ma part (qui peut être une confirmation de ma première frappe, si j'ai de bonnes raisons de penser que je connais mieux le vocabulaire de ce domaine que la machine, ou si je veux faire un effet particulier);

- indique la nature de la faute;

- suggère une correction;

- prend des dispositions pour que la faute ne se renouvelle pas, en m'obligeant par exemple à faire une série d'exercices);

- fait un petit bruit qui signale ma faute à mes collègues de bureau;

- signale la faute à mon supérieur hiérarchique (ou du moins met à sa disposition une statistique des erreurs pour chaque employé);

- m'envoie une décharge électrique pour me dissuader de recommencer;

- corrige dans le sens qui lui paraît bon en ne

- après un certain nombre de fautes, passe en mode "protégé" ou "assisté", ce qui me fera perdre de la vitesse et de la liberté, mais rendra mon travail plus fiable par rapport aux normes matérialisées dans la machine.

Certaines des attitudes indiquées peuvent sembler excessives, ou déplacées chez un logiciel correcteur d'orthographe. Mais elles sont assez normales s'il s'agit d'un outil pédagogique, ou du poste de pilotage d'une machine coûteuse, où les erreurs pourraient se traduire par de la casse voire des catastrophes.

Ainsi, même sans aller très loin dans l'hypermonde, on voit se poser le problème du rapport de force, d'une relation d'autorité entre l'homme et la machine, relation qui n'admet souvent aucune solution idéale ou parfaite. Isaac Asimov, dans "I, Robot", en a magistralement montré les paradoxes.

Même dans la vie industrielle concrète, l'efficacité globale de l'ensemble homme-machine peut impliquer une répartition évolutive des tâches entre l'homme et la machine... et au moins dans certains cas de figure, il semble souhaitable que cette répartition soit faite par la machine (travaux de Millot à l'université de Valenciennes).

Qui paye qui, et pourquoi

Nous avons montré les limites, voire les charmes fallacieux du gratuit, de l'associatif. Sur quels critères va se définir la rémunération de l'homme: sa compétence, la pénibilité physique, le danger, la charge mentale et les astreintes du travail sur son emploi du temps, le renoncement au désir propre et au développement personnel pour satisfaire ceux des clients, y compris. C'est la contrainte qui doit être payée, et qui fait la différence entre travail et loisirs

On pourrait rêver d'un monde où les désirs de production des uns répondraient comme par miracle aux désirs de consommation des autres. En réalité, il y a des écarts. Et ce sont ces écarts que l'on rémunère. Le contrat de Faust et le salariat sont une des formes de cette contrainte acceptée et de sa rétribution. L'hypermonde stimulera-t-il la créativité organisationnelle? On ne peut hélas pas dire que les premières décennies de l'informatique aient été très fécondes de ce point de vue. La difficulté majeure, à terme, c'est que les paiements se pratiquent toujours d'un être humain à un autre, ou d'un groupe d'humains à un autre (entreprises). Dans l'hypermonde, une grande part du travail est accomplie par les machines, par les objets matériels et immatériels. Il faudra bien organiser des paiements entre eux si l'on veut que la vie économique se poursuive efficacement.

Dans l'hypermonde, je n'ai pas, je n'ai pas le droit, au sens législatif, juridique, de faire n'importe quoi. J'ai des devoirs, j'ai aussi des droits.

J'ai des droits par exemple sur mon image, que la société doit reconnaître. J'ai aussi des devoirs: je dois donner des informations sur moi-même à certaines autorités légitimes (la police, le fisc); je ne dois pas "offenser à la pudeur" en montrant excessivement mon corps.

Plus largement que la loi, il y a les usages, et l'efficacité de mes relations avec les autres. C'est dans le monde réel tout le jeu des expressions (sourire, colère, voire grimaces) et du costume, qui traduit le type de relations que j'entends avoir avec la société (conformisme, domination, originalité, négligence), tout en dépendant partiellement de mes moyens: tout le monde ne peut se payer une chemise blanche impeccable chaque matin.

Qui séduit l'autre?

Qui a besoin de qui? J'ai envie de créer. Mais les autres aussi. Moi-même, ou d'autres, ont créé dans l'hypermonde des objets qui recherchent le dialogue, qui font tout pour retenir l'intérêt, l'attention des utilisateurs, des gens qui passent. C'est l'intérêt réciproque de deux partenaires. L'hypermonde a besoin de moi et réciproquement. Les automates aussi, font effort de séduction sur les humains. Certains distributeurs de sucreries pour les enfants, qui font une petite musique et quelques mouvements rudimentaires pour attirer leur attention sur les trottoirs des stations balnéaires, par exemple. Mais tous les automates de vente, qu'il s'agisse des boites matérielles pour la biletterie ou des serveurs télématiques sont conçus pour séduire et retenir l'acheteur.

Ainsi, entre la machine et l'homme, entre l'hypermonde et l'homme, c'est tout un jeu de relations passionnelles, c'est tout le jeu psychanalytique qui s'établit, qui s'enrichit au fil des ans.

L'hypermonde reconduit les relations passionnelles du sculpteur à sa statue, de l'ingénieur à ses machines, avec les variantes drolatiques de la passion pour le train électrique, sans parler du micro-ordinateur, ce faiseur de divorces. Ou, sur le mode passif, la télévision ventouse. Alors, quand l'hypermonde se sera peuplé de lieux passionnants, de créatures correspondant à tous les rêves, il faudra certainement des efforts pour s'en arracher, pour prendre la bonne distance. Rien de neuf sur le fond, mais dans d'autres dimensions.

Du travail au rôle

Et puis, radicalement, il y a le besoin fondamental pour moi de communiquer avec toi, l'humain, mon semblable. Radicalement pas une machine, ni un animal d'ailleurs. C'est la longue quête d'Adam avant la création d'Eve, et finalement son cri de joie, pathétique dans la primitivité du vieux texte biblique: "Tu est l'os de mes os et la chair de ma chair". Il est vrai que ce besoin est repoussé, en partie marginalisé: tu préfères souvent une image artificielle, lisse et parfaite, aux imperfections de ma peau couperosée, aux rudesses imprévisibles de mon caractère. Voire la poupée gonflable à microprocesseur à mon ventre réel, qui n'est pas le simple miroir de ton désir, la simple réplique de ton sexe.

Mais nous ne sommes des humains, toi et moi, que si nous nous aimons, dans notre réalité. Toi et moi. Un pour un. Cela n'est ni automatisable, ni industrialisable par séries. Et pourtant, hors la sphère intime, c'est une sphère essentielle de travail. Il va donc falloir définir des rôles, monter des lieux et des scénarios, organiser les relations entre les objets artificiels de l'hypermonde et le monde réel, et surtout avec ces objets centraux que nous sommes, nous les humains.

Du rapport individuel entre moi et l'hypermonde, passons maintenant à l'organisation, aux organisations, après une promenade dans le concept de prothèse et ses problèmes éthiques.

Un objet à fort couplage avec l'homme: la prothèse

Par prothèse, nous entendons ici tout appareil que j'utilise

- pour ramener à la normale des aptitudes réduites par accident, maladie ou handicap, par exemple lunettes contre la myopie,

- pour étendre ces aptitudes au delà des performances normales, par exemple jumelles ou multiplicateurs de lumière pour l'observation nocturne,

- et finalement pour développer mon hypermonde et entrer par lui en relation avec ceux des autres comme avec le monde réel.

La prothèse se distingue des autres objets par la relation très forte qu'elle établit avec son utilisateur.

Les prothèses matérielles peuvent se classer selon leurs dimensions par rapport au corps humain et leur mode de rattachement au corps. Cette grandeur relative, purement technique en apparence, a des conséquences importantes sur les fonctions qui peuvent leur être confiées.

La prothèse greffée

Elle est suffisamment petite pour prendre place à l'intérieur de mon corps. Son implantation et son ablation (quand elle est possible), nécessite une opération, éventuellement très complexe. Il peut s'agir aussi bien de pièces mécaniques (prothèses de renforcement d'articulation) que de systèmes électroniques automatiques comme le stimulateur cardiaque.

Ce mode de relation a des règles pratiques, mais aussi éthiques :

- la prothèse doit être très fiable, sans danger pour moi ni pour mon entourage, non douloureuse;

- elle ne doit pas pouvoir être contrôlée par d'autres personnes que moi (thème assez répandu en science fiction d'une implantation en boite crânienne pour asservir un individu, notamment Terminal Man);

- elle ne doit pas pouvoir être contrôlée par moi, car je pourrais mettre ma vie en danger; en général, elle n'est même pas réglable;

- elle doit autant que possible être invisible (nécessité esthétique, préjudice moral dans le cas contraire : je veux avoir l'air normal);

- elle ne doit pas me donner d'aptitudes radicalement différentes de celles des autres humains, même s'il s'agit d'une amélioration; en effet, cela me placerait dans une position déloyale de supériorité cachée. Le feuilleton télévisé "L'homme qui valait trois milliards" montre assez bien la fascination exercée par ce type de possibilité, mais aussi ses dangers potentiels; elle n'est en l'occurrence admissible que du fait de l'appartenance du porteur aux instances gouvernementales des Etats-Unis.

Sauf des situations très spécifiques, échappant à la morale ordinaire (typiquement, défense nationale), les prothèses greffées ne peuvent donc jouer qu'un rôle de type médical, de restauration d'une humanité "normale".

La prothèse greffée ne prend pas explicitement place dans mon hypermonde conscient, pour toutes les raisons que nous avons listées, mais surtout pour des raisons éthiques. Car techniquement, on ne voit pas pourquoi, dans le long terme, on ne pourrait pas finir par greffer directement un système sensori-moteur de liaison avec l'hypermonde directement dans le corps et court-circuiter le système sensoriel biologique traditionnel.

La prothèse portée

Elle est encore de petite taille, et fonctionne souvent hors de ma conscience. Mais je peux à volonté l'enlever ou la remettre, et elle est le plus souvent visible de mes interlocuteurs, quand elle n'est pas un ornement. Le cas typique est la montre de poignet (d'ailleurs peu utile dans l'hypermonde, sinon comme ornement).

Les problèmes éthiques sont donc moins aigus que pour la prothèse greffée. L'imagination des concepteurs est plus libre. Rien ne s'oppose à l'emploi de jumelles et autres talkie-walkie, baladeurs etc. Il y a cependant d'autres règles :

- contrairement au cas précédent, je ne dois pas m'habituer complètement à la prothèse; je dois éviter d'en être dépendant;

- le port permanent peut être désagréable et l'emploi incommode, peu importe du moment qu'une utilisation sporadique suffit;

- la fiabilité peut être réduite, car je peux disposer de rechanges.

D'autres modes de relation deviennent possibles : réglage et plus généralement commande, pilotage, échange explicite d'informations. Un des problèmes est de concilier la petite taille nécessaire à un port permanent avec les dimensions non réductibles de mes doigts (voir par exemple l'imagination déployée pour les montres de bracelet digitales). Les "organiseurs", ces petits calculateurs spécialisés à la mode vers 1990, excluaient pour cette raison les fonctions textuelles.

La carte de crédit ou de paiement à microprocesseur ont été des exemples majeurs de prothèses portées. Jusqu'où ira-t-on, à ce niveau volumétrique de machine, en matière de :

- capacité de traitement, donc d'intelligence;

- capacité de mémorisation (agenda, banque de données?);

- capacité de communication; depuis 1995 à peu près, toute machine à micro-processeur se connecte par un moyen quelconque à une réseau (par infrarouges, ondes basses fréquences, paire de cuivre, fibre optique ou liaison satellite, peu importe); mais la gammùe est large entre la simple transmission de quelques données et la communication vidéo couleur et relief. La prothèse portable peut peser plusieurs kilogs, être munie de moyens de dialogue confortables pour les doigts et les yeux. Elle existe sous de multiples formes, ordinateurs en particulier, déjà de bonne puissance, même. Dès1990, un ordinateur portable pouvait déjà être une "station" de forte puissance.

A partir de ce niveau de prothèse, on peut envisager une mobilité autonome de la prothèse. Petits mécanismes par exemple d'imprimantes. C'est surtout en devenant plus grande encore que se pose le problème de mobilité : elle n'est plus portable.

Si la prothèse devient encore plus grande, on atteint une taille comparable à celle du corps humain. On rencontre alors deux solutions : prothèse revêtue, prothèse accompagnatrice. On rejoint dans le champ de la robotique. C'est là, évidemment, qu'apparaissent les androïdes et les états d'âme des humains confrontés à l'anthropomorphisme des machines.

Véhicules et prothèses habitées

Quand la prothèse est nettement plus grande que notre corps, nous nous installons à l'intérieur. Elle est soit fixe (maison), soit mobile (véhicule). La voiture se développe autour de son systèmùe d'information, alors qu'hier on l'asseyait sur son chassis moteur. Elle est l'insertion de mon hypermonde dans une mobilité réelle à forte vitesse, pour de longues distances et en étoffant mon hypermonde de ressources matérielles largement supérieures à celles que je peux porter.

Un système nerveux développé relie toutes les parties de ce système très intégré, depuis la régulation économique et écologique du moteur jusqu'à la liaison permanente avec les réseaux d'information et de sécurité. L'automobile étant grande consommatrice d'énergie, et source majeure de pollution (bruit, gaz), a vu son rôle devenir marginal. Mais elle contribue toujours à la liberté de l'existence, et même à la liberté d'information (on peut "aller voir" ce qu'on veut pratiquement sans contrôle, dans un pays démocratique).

La prothèse englobante, automobile en particulier, doit répondre à des règles pratiques et éthiques:

- je dois pouvoir en sortir;

- elle ne doit pas empiéter sur l'espace matériel des autres personnes, ni prélever une proportion anormale de l'espace public.

- elle ne doit pas mettre en cause la sécurité des autres personnes (mais la deuxième moitié du XXeme siècle aura vu cette règle radicalement bafouée par les automobiles de tous les pays industrialisés, on fait peu de cas des dizaines de milliers de vies sacrifiées chaque année, sans compter les blessés; la situation s'est un peu améliorée au XXIeme siècle, malgré la fascination de ce mode de transport autonome et un urbanisme qui, dans la deuxième moitié du XXeme siècle, s'est structuré en fonction de l'automobile.

Les véhicules matériels sont encore partiellement pilotés par des hommes, malgré leurs piètres performances des humains dès que la vitesse et l'encombrement des voies de circulation deviennent importants. Mais ils sont très assistés: guides de circulation, radars de proximité imposant des distances de sécurité, etc.

Si je suis pilote d'un tel véhicule, l'intégration de mon hypermonde et de l'espace réel où je conduis le véhicule doit être solidement développée, avec un certain nombre de niveaux dans l'espace-temps:

- pilotage immédiat le long d'un itinéraire (contrôle de vitesse et position par rapport à la voie et aux autres véhicules); on note dès les années 90 des intégrations intéressantes surtout pour les avions et hélicoptères (notion de collimateur, en particulier);

- détermination de l'itinéraire le mieux adapté (guidage, cartographie, etc.).

Nous pouvons maintenant passer à l'organisation de l'hypermonde de manière plus générale.


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