par Victor Sandoval
Texte en cours de mise au point. Version définitive prévue en 1998.
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1ere PARTIE
Chapitre 1.- La croissance économique: succession d'étapes ou combinaison des secteurs.
Introduction: Pourquoi seulement deux approches de la croissance économique?
La croissance est l'une des expressions les plus courantes qui soient. Mais si tous ou presque tous semblent s'accorder sur la signification de cette expression et sur les instruments qui pourraient servir à la mesurer (produit national par tête, revenu disponible par habitant, taux d'équipement des ménages, degré d'ouverture sur l'extérieur, nombre de personnes par logement, nombre de diplômés par 1000 habitants, nombre de médecins par 1000 habitants, etc...), des divergences, parfois insurmontables, surgissent lorsqu'il s'agit de facteurs de la croissance.
Pour les uns c'est le progrès technique; pour les autres c'est la dynamique intrinsèque des populations; enfin, pour d'autres c'est la dynamique des modes de production qui seraient à l'origine de la croissance, pour ne citer que trois point de vue à l'évidence irréconciliables. Sûrement ces explications apportent quelques éléments de réponse mais elles ne sont encore que partielles. Dire croissance économique amène donc sur un terrain où jaillissent les points de vue différents. Quels sont alors les points de vue que nous devons retenir dans notre démarche? Et pourquoi aurions-nous à les retenir?
Retenir un ensemble d'explications diverses de la croissance est un devoir élémentaire de toute recherche. C'est ainsi qu'elle se nourrit de la contribution des autres. Or, on ne peut faire appel à ces contributions que losqu'elles sont censées apporter quelque chose. D'où, la nécessité d'un certain nombre de choix. L'un de ces choix porte sur ce qu'il faudrait appeler déjà les "théories" de la croissance économique. Nous y reviendrons.
De l'ensemble des théories (1) sur la croissance économique nous retiendrons seulement la théorie des étapes de la croissance de W.W. Rostow (2) et la théorie de trois secteurs de l'économie. Cette dernière théorie a été principalement élaborée par les économistes australiens et particulièrement par Colin Clark (3) (par la suite nous évoquerons uniquement les travaux de cet auteur). Ces deux théories sont, vraisemblablement, les plus intéressantes dans une étude sur l'économie de l'information, dont les théories seront étudiées dans le chapitre II. Faute de références bibliographiques cohérentes, il nous semble, en effet, qu'il est possible d'établir des passerelles entre les deux premières théories et les théories sur l'économie de l'information. C'est la raison pour laquelle nous avons fait ce choix.
Une question se pose maintenant: dire "théorie" pour ce qui, dans un cas, est une description de l'évolution des sociétés (W.W. Rostow) et, dans un autre cas, une étude statistique d'une économie à plusieurs secteurs (C. Clark), peut paraître aux yeux de certains un peu exagéré ou du moins en dehors de normes habituelles. Ce n'est pas notre sentiment et nous dirons pourquoi. Il est préférable d'appeler "théorie" quelque chose qui s'est ancrée dans la réalité de l'analyse et de la vie économique, comme cela est, heureusement, le cas des explications de W.W. Rostow et de C.Clark. Une théorie ne peut avoir de sens que si elle est confrontée et acceptée par la pratique ne serait-ce que partiellement.
Mais il arrive souvent que la croissance économique soit liée aux cycles. On parle alors de cycles de croissance. Il en existe des plus variés. Les cycles économiques sont une forme de représentation de la croissance en fonction du temps. Cependant nous ne les considérons que de façon marginale car nous sommes plutôt attirés par les aspects structurels de la croissance. Dans les deux paragraphes qui suivent nous allons présenter les éléments essentiels sur la théorie des étapes de la croissance et sur la théorie du partage de l'économie en secteurs. Enfin, le troisème paragraphe montre l'importance des approches précédentes pour l'analyse d'une économie avec un secteur de l'information.
1.1 La croissance comme une succession d'étapes
W.W. Rostow est un auteur américain très connu qui s'est forgé le respect de plusieurs générations d'économistes et qui appartient à ce qu'on appellerait aujourd'hui la génération "Kennedy"(naguère "génération silencieuse"). En effet, cet auteur écrivit vers la fin des années 50 un petit livre qui deviendra célèbre et qui sera très connu du grand public (4). Sans lui donner la parole directement, nous allons tenter de résumer ses idées essentielles dans les lignes qui suivent.
W.W. Rostow distingue cinq étapes de la croissance économique: la société traditionnelle, les conditions préalables du démarrage, le démarrage, le progrès vers la maturité et l'ère de la consommation de masse. Selon lui toutes les sociétés actuellement développées auraient traversé ces cinq étapes et toutes les sociétés qui ne sont pas encore parvenu à ce stade du développement économique devront tôt ou tard y passer. Dans l'esprit de l'auteur, il s'agirait d'une théorie qui a une portée universelle dépassant donc les frontières dans l'espace et dans le temps.
Quelles sont les caractéristiques principales de ces cinq étapes? Comment passent-on des unes aux autres? Résumons à présent les éléments de réponse à ces questions.
a) La société traditionnelle
La structure de la socièté traditionnelle est déterminée par des fonctions de production limitées, fondées sur la science et la technologie prénewtonnienne et sur les attitudes prénewtonniennes à l'égard du monde physique. Une proportion élevée des ressources est consacrée à l'agriculture et ce caractère agricole impose une structure sociale hiérarchisée où les liens de famille et de clans jouent un rôle important. L'échelle de valeur de la société est imbibée d'une espèce de fatalisme à long terme.
b) Les conditions préalables au démarrage
A partir d'un certain moment les caractéristiques de cette société sont modifiées de façon à permettrre une croissance régulière. La société va utiliser les ressources de la science moderne, empêcher la diminution des revenus et ainsi jouir des bienfaits et des options que lui offre l'accumulation. Ce procès s'est accompli en Europe Occidentale à la fin du XVIIeme et au début du XVIIIeme siècles, lorsque les conquêtes de la science moderne donnent naissance à des nouvelles fonctions de production tant dans l'industrie que dans l'agriculture et pendant que l'expansion des marchés mondiaux et la concurrence internationale dont ils étaient l'enjeu, imprimaient un rythme nouveau à l'économie.
L'idée du progrès économique fait son apparition; l'instruction se développe; de nouveaux types d'hommes animés d'un esprit d'entreprise apparaissent; des banques et d'autres institutions de crédit se créent; les investissements augmentent, notamment dans les transports, les télécommunications et les matières premières; le commerce intérieur et international s'élargit. Les Etats nationaux forts et centralisés se forment.
c) Le démarrage
A l'époque du démarrage la société finit par renverser les obstacles et les barrages qui s'opposent à sa croissance régulière. Les facteurs économiques élargissent son action dominant la société. L'introduction du progrès technique dans l'industrie et dans l'agriculture ainsi que la constitution du capital social sont à l'origine du démarrage.
Le taux d'investissement et de l'épargne réels passe de 5 % à 10 % ou plus encore. Des industries nouvelles se développent rapportant des bénéfices dont une partie importante est réinvestie dans de nouvelles installations; ces industries encouragent le développement des services qui leur sont nécessaires; accroissent la demande d'autres biens manufacturés et provoquent ainsi une nouvelle expansion de zones urbaines et des autres industries modernes. Le revenu de ceux qui détiennent le secteur moderne de l'économie s'accroît; la nouvelle classe des entrepreneurs s'élargit; l'économie tire parti des ressources naturelles et des méthodes de production qu'elle négligeait jusque là.
Les nouvelles techniques se répandent à l'agriculture et dans l'industrie et l'amélioration du niveau de vie qu'elles entraînent; la productivité s'élève dans l'agriculture parallèlement à la croissance dans l'industrie et au besoin de nourrir une population urbaine en croissance rapide.
d) La marche vers la maturité
La marche vers la maturité c'est une longue période de progrès: l'économie se développe à une cadence régulière et la technologie moderne est appliquée à tous les secteurs. Le volume de l'investissement représente 10 % à 20 % du revenu national; les industries nouvelles accélèrent leur développement; les industries anciennes plafonnent; la dynamique extérieure amène à l'équilibre des échanges extérieurs.
Quelques décennies après le début du démarrage (six environ) l'économie atteint la maturité. Les charbonnages, la sidérurgie et les industries mécaniques lourdes qui avaient joué un rôle prépondérant lors de la phase d'expansion du réseau ferroviaire, cèdent une place importante aux machines, aux produits chimiques et à l'équipement électrique.
L'économie prouve qu'elle est en mesure d'appliquer à toute une gamme de ressources les decouvertes qui sont à la pointe de la technologie. Il s'agit d'une économie qui possède les ressources techniques et l'esprit d'initiative pour produire ce qu'elle décide, même si elle manque de matières premières, elle sera capable de faire les choix nécessaires pour maintenir une croissance régulière.
e) L'économie de la consommation de masse
Enfin, arrive l'ère de la consommation de masse. Les biens durables et les services deviennent les principaux secteurs de la production de l'économie. Les Etats Unis commencent à sortir de cette période au début des années 60, l'Europe Occidentale et le Japon à leur tour commencent un peu plus tard. Dans cette étape l'élévation du revenu permet à de nombreux individus de disposer régulièrement de biens et de services dépassant les besoins alimentaires, de logement et de vêtement, indispensables. La composition de la main-d'oeuvre se modifie aussi, non seulement la proportion de la population urbaine totale s'accroît, mais aussi la proportion de la population des employés de bureau et des ouvriers qualifiés.
C'est alors selon les propres termes de W.W. Rostow que la société cesse de considérer le progrès constant de la technique moderne comme l'objectif fondamental. Arrivées à ce stade les sociétés occidentales destinent une plus grande partie de leurs ressouces à la prévoyance et à la sécurité sociale. Ainsi fait son apparition l'Etat-Providence (5) qui se développe parallèlement à la croissance de la production de biens durables et à la diffusion massive des services. Les ménages sont rapidement équipés de machines à coudre, d'appareils électroménagers, de vélos...L'apparition et la diffusion de l'automobile populaire et bon marché exerce des effets absolument "révolutionnaires" sur la vie de la société et sur ses perspectives d'avenir.
Avec cette théorie, W.W. Rostow pense fournir une explication de la dynamique de la croissance où les exemples ne font pas défaut, même s'il se refuse à parler de la société historique. Néanmoins il fait remarquer, concernant les Etats Unis, que le phénomène de reprise de la natalité (baby boom) devrait entraîner une forte croissance de la production au cours des années 60 et 70. La croissance serait alors une succession d'étapes qui s'enchaînent les unes derrière les autres, chacune d'entre elles ayant des fonctions assez précises à remplir dans la trajectoire historique des sociétés. Enfin, et c'est l'ambition de l'auteur, tous les pays devraient y parvenir.
1.2 La croissance comme une décomposition de l'économie en secteurs
A l'explication précédente de la croissance comme succession d'étapes, nous allons rajouter une explication comme décomposition de l'économie en secteurs. Le but est de rajouter des nouveaux éléments à la compréhension de la croissance. Si la théorie des étapes de la croissance se déclare explicitement une ambition universelle, en revanche, la théorie de la décomposition de l'économie en secteurs apparaît comme un simple outil de travail statistique. Si la première théorie apparaît dans le pays le plus avancé du monde (les Etats Unis), la deuxième théorie apparaît dans ce que l'on pourrait appeler la frontière du monde d'autrefois (en Australie et la Nouvelle Zélande). Or le padoxe de l'histoire veut que l'ambition de la première soit mitigée par le temps et les nouvelles réalités, contrairement à la deuxième qui s'installe comme outil de travail de tous les jours et dans toutes les latitudes.
C'est dans la recherche d'une explication des conditions qui déterminent le progrès technique que Colin Clark a peut-être donné la forme la plus achévée à cette théorie. Il faut souligner que l'économiste australien A.G.B. Fisher avait été le premier à dégager les activités économiques en trois secteurs: il avait appelé "activités tertiaires" les activités qui n'apppartenaient pas au primaire ou au secondaire. C. Clark les appelera "activités de service".
Or, quelle est la frontière de chaque secteur de l'économie? Quel est le contenu? Nous essayons de répondre aux questions précédentes en reprenant les explications données par C. Clark.
1.2.1 Les secteurs primaire et secondaire de l'économie: définition et contenu
En s'inspirant du partage de l'économie en trois secteurs, Colin Clark étudie les poids de chaque secteur dans un certain nombre de pays. Il aboutit ainsi à la caractérisation des pays selon le poids des activités primaires, secondaires ou service. Faisant appel à une quantité impressionnante de statistiques, C. Clark étudie ensuite la productivité des différents secteurs, la répartition du revenu national entre les secteurs, la répartition de la main-d'oeuvre entre ces secteurs, etc..
Mais, quelles activités peut-on inclure dans les secteurs primaires et secondaires de l'économie? Le secteur primaire inclut "toutes les formes d'élevage y compris l'élevage nomade; la chasse et "le piégeage" en tant que procédés d'obtention de la viande des peaux- procédés qui, d'ailleurs, ne sont actuellement utilisés dans la plupart des pays que sur une très petite échelle- de même que cette activité beaucoup plus importante qu'est la pêche. Il convient également d'inclure à ce stade l'exploitation forestière. L'exploitation minière est un cas limite que l'on comprend parfois ici, parfois dans l'industrie, et qui mérite peut-être d'être classée à part" (6)
Il s'agit d'une définition assez large dont la caractéristique commune est d'inclure toutes les activités qui dépendent de l'utilisation directe et inmédiate des ressources naturelles. Elles ne peuvent être exploitées qu'à l'endroit même où se trouvent ces ressources naturelles (caractère définissant cette industrie). En particulier les rendements agricoles se déroulent généralement sous l'empire des rendements décroissants. Cela est vrai pour l'élevage, la pêche et aussi peut-être pour l'exploitation minière. Mais les processus hautement mécanisés qui dépendent en grande partie des auxiliaires mécaniques et scientifiques vont contrecarrer cette loi.
Le secteur secondaire inclut l'industrie que C. Clark définit comme: "la transformation continue, sur une grande échelle, de matières premières en produits transportables. Le mot transformation continue exclut tous les processus qui s'apparenteraient à la confection artisanale des vêtements, à la réparation des chaussures, etc... De la même façon, le mot transportables exclut tous les processus de construction et d'installation, que l'on classe, plus opportunément, avec les activités de service. Ce sont cette continuité du processus et cet aspect transportable du produit qui constituent la nature même de l'industrie; celle-ci concentre, en un point, la production de biens qui seront finalement consommés un peu partout et subdivise par là même le processus productif, en le rendant plus économique" (7).
Ainsi l'industrie, dans l'esprit de l'auteur, est caractérisée par trois éléments: les matières premières et les produits, peuvent être transportés à de très longues distances; elle exige des très substantiels investissements des capitaux ainsi qu'un haut degré d'organisation; elle est généralement régie par une loi de rendements décroissants.
Les activités primaires et secondaires sont donc clairement définies et délimitées mais elles ne sont qu'une partie, plus ou moins importante, de l'économie. Pour avoir l'ensemble de l'économie, il faut rajouter le secteur dit tertiaire ou de services.
1.2.2 Le secteur "tertiaire" ou les services: définition et contenu
Le secteur de services (tertiaire), enfin, comprend un ensemble d'activités de service. Mais pourquoi appeler cela tertiaire? Au début l'expression "acitivités tertiaires" fût crée en Nouvelle Zélande par le Pr. G. B. Fisher qui l'a popularisée en 1935. Elle a pris naissance dans les appellations, courantes en Australie et en Nouvelle Zélande, d'activités primaires" pour désigner l'agriculture, l'élevage, la pêche, la chasse, les exploitations forestières et minières et les activités secondaires pour désigner l'industrie. La différence entre ces deux secteurs et l'ensemble de l'économie, qui est supposée statistiquement connue, va s'appeler alors "tertiaire". C'est donc d'une sorte de bout manquant qu'il s'agit.
Selon C. Clark, le pr. Fisher voulait attirer l'attention du lecteur sur les "points de croissance" de l'économie, à savoir: ces activités qui, en raison de la forte élasticité de la demande de leurs produits, étaient susceptibles de se développer plus rapidement que les autres pour des raisons techniques ou à la suite d'un changement dans les goûts. Ce point de vue coincide, dans une large mesure avec la délimitation des activités de service en tant qu'activités opposées aux industries (8).
Parmi les activités tertiaires (ou de service), C. Clark regroupe: le bâtiment et la construction, les transports et les communications; le commerce et les finances; les services professionnels, parmi lesquels les services domestiques privés peuvent être distingués des services fournis commercialement dans les cafés et les salons de coiffure par exemple. Autrement dit on est devant un secteur assez hétérogène par sa composition.
Les services peuvent encore être séparés en deux autres catégories: les services qui sont directement fournis à l'acquéreur définitif (consommateur, capitaliste ou gouvernement) et ceux qui doivent être utilisés pour mettre en oeuvre d'autres processus de production tels que les transports des biens, le commerce de gros, les services des agents comptables ou le service d'une chambre d'hôtel de tourisme et de facilités de voyage, à de fins commerciales.
C. Clark, tout en rappelant les prévisions des gains sectoriels de William Petty, souligne: "qu'à mesure que le temps passe et que les communautés atteignent un stade plus avancé de développement économique, la main-d'oeuvre agricole tend à décroître par rapport à la main-d'oeuvre industrielle qui, elle-même, tend à décroître par rapport aux effectifs employés dans les services" (9).
1.2.3 L'importance de chaque secteur est déterminée au moyen de quelques indicateurs simples
Afin de déterminer l'importance de ces trois secteurs, C. Clark fait appel à certains indicateurs économiques. Ainsi, par exemple, il calcule la valeur ajoutée, le nombre total d'heures travaillées et la productivité pour les secteurs primaires et secondaires. Des conventions diverses qui varient selon les secteurs sont établies afin de pouvoir calculer la valeur ajoutée et le nombre d'heures travaillées. Ainsi la valeur ajoutée agricole est calculée d'après la valeur des produits "à la porte de la ferme" et à l'exclusion des valeurs ajoutées par la meunerie, l'abattage et autres processus analogues, qui pourraient être assimilés à ce qu'on appelle aujourdh'ui les auto-consommations. Dans le cas de l'industrie C. Clark préfère calculer le "revenu net produit" au lieu de la valeur ajoutée qui à l'époque ne tenait pas compte de la valeur ajoutée par les services.
Une fois que la valeur des indicateurs est calculée pour l'industrie, l'agriculture et l'ensemble d'une économie, C. Clark calcule les valeurs correspondantes au secteur tertiaire par simple différence.
C'est la connaissance de ces indicateurs économiques par secteur pour une économie donnée et pour une période donnée qui va permettre à C. Clark d'avancer dans la réponse à la question qui est l'objet de sa recherche: quelles sont les conditions du progrès technique. En effet, selon l'auteur ce dernier apparaît comme étant étroitement lié à la différenciation sectorielle d'une économie.
Ainsi, pouvons-nous résumer que l'idée de sectoriser l'économie part d'une réalité. L'économie est décomposée selon les caractéristiques montrées par les différentes activités, lesquelles activités sont regroupées dans de grandes catégories qu'on appellera secteurs. Lors de la naissance de cette idée, ces secteurs sont au nombre de trois. Rien n'interdit qu'ils soient en nombre supérieur et la pratique contemporaine sera chargée d'en rajouter d'autres.
La sectorisation de l'économie crée les conditions pour le fleurissement du progrès que C. Clark appellera jadis, progrès technique. Or, selon nous, c'est le progrès ainsi déterminé qui est un accoucheur de croissance économique. D'où lien direct, et étroit de surcroît, entre sectorisation d'une économie et sa croissance.
1.3 L'importance des approches précédentes pour l'analyse d'une économie avec un secteur de l'information
Certains trouveront que ces théories ont une portée limitée (voire même très limitée), tellement les recherches sur la croissance économique ont été développées. D'autres trouveront, peut-être, une matière intéressante à réflêchir. Pour nous, elles peuvent fournir quelquess éléments pour une meilleure intélligeance des théories les plus récentes, comme les théories sur l'économie de l'information, qui cherchent à caractériser l'étape actuelle de croissance des économies les plus développées. Dans une optique prospective et critique, quelques éléments de réponse à la question posée ci- dessus pourraient se dégager dans les trois points qui suivent.
1.3.1 L'idée "d'étape de la croissance" est encore une idée très actuelle malgré les limites de la théorie classique
La théorie de W.W. Rostow affirme que toutes les societés ont ou doivent traverser les cinq étapes de la croissance. Il s'agit d'une théorie qui prétend expliquer ainsi la dynamique de la croissance. C. Clark pose la question des conditions du progrès technique dont une réponse se trouve dans la combinaison des secteurs divers que chaque économie est capable de générer dans son histoire. C'est la division sectorielle qui rend possible le progrès technique. Dans le premier cas les societés évoluent de la societé traditionnelle à l'ère de la consommation de masse; dans le deuxième cas les societés évoluent des societés agricoles à la societé où les services jouent un rôle principal.
Deux problèmes apparaissent alors: le premier est de savoir quels sont les points communs à ces deux types de théories. Le deuxième est de savoir quels éléments communs ou pas inhérents aux théories en question sont prolongeables à l'étude des théories sur l'économie de l'information.
Une première observation montre le caractère limité de la théorie W.W. Rostow. En effet, la théorie paraît dynamique lorsqu'elle raconte la dynamique suivie par l'histoire des societés les plus évoluées comme étant une succession ininterrompue d'étapes qui se séparent et se préparent les unes après les autres. Cela est sans doute une belle description mais vouloir enfermer l'évolution de toutes les économies dans un tel schéma rigide semble être un objectif trop excluant et ambitieux.
En effet, dans le monde actuel (il est toujours sain et de bon sens d'appeler au témoignage de la réalité), beaucoup de pays n'ont pas nécessairement attendu de franchir toutes les "étapes de la croissance" pour arriver à la societé de consommation. C'est ainsi, par exemple, dans le cas de pays dits nouvellement industrialisés du sud-est asiatique (et notamment les Quatre Dragons) ou de l'Amérique Latine (le Brésil ou le Mexique). Ce dernier cas fait encore plus défaut à la règle rostowienne ne serait-ce qu'en raison de la colonisation espagnole (sans appeler la réalité actuelle mais le passé historique, pourtant bien connu du W.W.Rostow, lui-même historien) qui avait déjà, et cela fait plusieurs siècles, arrêté brusquement son mode de croissance primitive.
Les pays du continent se sont vu attribuer un modèle de croissance qui leur a été imposé tellement ils étaient étrangers à la nouvelle réalité issue du hasard de la découverte du continent américain par les espagnols et sa colonisation. C'est le processus bien connu de destruction d'une civilisation et d'imposition d'une autre complètement étrangère à l'ancienne. Il n'y a aucune étape entre ces deux mondes: il y a une rupture tragique qui se termine par le sacrifice de millions d'êtres humains.
Selon la théorie, une fois la société arrivée au stade de la consommation de masse les besoins élémentaires sont dépassés et l'abondance de ressources entraîne l'apparition de l'Etat Providence. Cela ne va pas sans rappeler une vieille théorie dont des générations entières d'économistes ont entendu parler depuis plus d'un siècle: la théorie de J.S. Mill (10) sur l'Etat "Stationnaire". Selon cette théorie, étant arrivée à un certain stade de croissance, l'économie n'aura plus besoin que des investissemnts de renouvellement, le progrès s'arrêtant alors.
Rostow apparaît alors comme une sorte d'émule de J.S. Mill. Pourquoi deux auteurs différents, à un siècle près de distance, paraissent aboutir aux mêmes conclusions? Certains pensent que c'est le penchant naturel des hommes à la paresse et au loisir, lorsque tout marche bien de laisser les choses tourner d'elles mêmes, qui conduit aux théoriciens à trouver enfin l'arrivée d'un état paradisiaque où tout semble s'arrêter y compris le mouvement lui-même.
Cependant d'autres, comme nous, pourraient s'interroger sur les conditions sociales et économiques dominantes qui poussent les hommes à ce genre de théorisations. De ce dernier point de vue, il est probable que l'évolution économique au XIXème siècle ait pu induire en erreur cet auteur classique qui voyait dans la prospérité régulière de l'économie en ce temps ancien ( il y avait alors un grand nombre de petites et moyennes entreprises fleurissantes), l'arrivée du fameux stade final auquel révèrent des générations d'hommes depuis les temps les plus réculés. Mais ce n'était qu'une impression de courte durée. W.W. Rostow aura sans doute une impression semblable dans les années 60 lorsque l'économie développée du XXème siècle, en particulier l'économie des Etats Unis, entra dans une étape de croissance où beaucoup de choses semblaient s'arrêter.
Ainsi, l'explication de la ressemblance entre ces deux théories se trouve probablement dans les conditions sociales et économiques qui dominent lorsqu'elles ont été conçues. En effet la fin des années 50 et le début des années 60 réprésentent une étape dans laquelle les économies des Etats Unis et des pays de l'Europe Occidentale se développent à un rythme soutenu, où les crises semblent être des souvenirs d'une autre époque ou de jeunesse du capitalisme occidental. Le "boom" économique des années 60 semblait écarter toute place aux interrogations: l'abondance semblait s'installer, l'état stationnaire dont parlait J.S. Mill semblait arriver au milieu de cet éclat d'oppulence (selon une idée de J.K. Galbraith (11)).
Cette atmosphère de triomphe paraissait donner raison à W.W. Rostow . Du reste, elle se trouve confortée par la théorie de la convergence entre le développement économique des pays à économie planifiée de l'Europe de l'Est et des pays à économie de marché industrialisés (Europe Occidentale, Amérique du Nord et Japon) qui se rapprochaient dans leurs développements du point de vue des conditions matérielles. A la manière de la caverne platonicienne qui montrait les ombres du vrai monde sur les murs: les ombres cacheraient ici beaucoup des réalités.
En effet, les conditions concrètes d'un moment historique déterminé amènent souvent la théorie à ignorer un fait élémentaire du développement du capitalisme industriel: son développement cyclique dans lequel la conjoncture (bonne ou mauvaise phase) n'est finalement qu'un aspect transitoire. On voyait alors l'arbre qui cachait la forêt. Or, le feu de l'euphorie va commencer à s'eteindre par le froid de la crise financière et monétaire internationale qui s'accentue vers la fin des années 70. Au cours de ces années cette crise va en s'amplifiant: le choc pétrolier de 1974 servant de détonateur.
Depuis lors les économies de la société de consommation voient leurs ressources rétrécir de plus en plus et les systèmes conçus autrefois, dans le cadre de l'Etat Providence (prévoyance, sécurité sociale, santé...), commencent à être remis en cause, faute de ressources suffisantes; le chômage augmente; des couches entières de la population se trouvent confrontées à des besoins de plus en plus difficiles à satisfaire, les politiques d'assainissement et d'austérité font son apparition, etc.
Une première conclusion sur la théorie des étapes de la croissance peut se dégager alors: la théorie apparaît comme reversible, les sociétés développées semblent retourner aux sources de la maturité (dans des conditions bien différentes- faut-il le souligner), ce qui infirme évidenment le cadre proposé par la théorie.
Une dernière observation sur cette théorie. Une fois la maturité atteinte -affirme-t-elle- la société cesse de considérer le progrès constant de la technique comme un objet fondamental. Or précisement cela s'avère faux: le processus d'automatisation de la production (en particulier industrielle) engagé dans les années 60 s'est poursuivi dans les années 70. Dans les années 80 le mot d'ordre, clé des économies pour être compétitives, est davantage de progrès de la technologie et des applications de la science à la production; l'informatique devient alors un enjeu fondamental pour la survie de nombreuses industries; les nouveaux matériels; les biotechnologies etc, appellent encore plus du progrès technique et scientifique. C'est une véritable troisième révolution technologique qui du reste reçoit des appellations très diverses dans la littérature actuelle.
Dans ces conditions, pourquoi attirer l'attention sur les étapes de la croissance? Que peut-on retenir de cette théorie? Une idée essentielle à notre sens: son caractère historiciste. Son intérêt pour l'évolution passée et la description de celle-ci comme succession d'étapes constitue à nos yeux un atout théorique très important pour interroger le présent et l'avenir. La question apparaît alors sous une forme très simple: comment caractériser l'étape actuelle de l'évolution économique? Aider à formuler ce genre de questions, c'est peut-être l'une des principales contributions de cette théorie à la science économique.
1.3.2 L'idée de "secteur" ou la sectorisation de l'économie devient un outil universel de l'analyse
Sans entrer en compétition avec la théorie des étapes de la croissance quant à la portée actuelle, il faut souligner que la portée de la théorie des secteurs dépasse largement le cadre de simple outil statistique. Premièrement, il s'agit d'un cadrage théorique qui s'est incorporé définitivement à la littérature économique. A ce titre il n'est pas osé de dire qu'il s'agit de l'un des acquis les plus importants de la science économique du XXème siècle. En effet cette théorie est appliquée couramment dans le jargon des économistes et fait partie de la panoplie des outils d'analyse.
La théorie permet d'embrasser d'un regard l'ensemble d'une économie et ses composantes principales, l'évolution et l'interdépendance entre ses parties, et les changements apparus sur une longue période (voir même sur très longue période). D'où son utilité dans l'explication des évolutions longues de l'économie et de la société. Par ailleurs à partir de l'analyse d'une économie en secteurs, il est possible d'établir plus facilement des liens avec d'autres acquis de la théorie économique comme c'est le cas de la théorie des cycles longs de Kondriateff.
La théorie des secteurs économiques nous apprend que la différenciation sectorielle de l'économie conditionne le progrès technique qui devient en quelque sorte une variable dépendante. Ainsi la loi de rendements décroissants est contrecarrée par la division du travail et la mécanisation de la production. De l'agriculture comme secteur dominant dans l'économie on passe à l'industrie et puis cette dernière semble laisser la place aux services.
Le fondement historique de cette théorie est indéniable: aucune société développée a pu se passer du clivage fonctionnel agriculture- industrie-services. Cette théorie a une portée universelle. Cependant la compréhension des mécanismes économiques de plus en plus complexes des sociétés les plus évoluées ne peuvent être expliqués par cette théorie. Ainsi beaucoup de fonctions cataloguées comme de "service" font aujourd'hui partie essentielle de l'activité industrielle. En outre la mécanisation croissante des bureaux rapproche ceux-ci des formes d'organisation de la production industrielle.
Cependant, et en cela elle est tout à fait d'actualité, cette théorie donne un contenu et une application statistique à la notion de "secteur" qui est d'une très grande utilité dans l'analyse économique. Cette notion a une valeur universelle dès sa naissance même. En effet C. Clark montre à travers une analyse statistique très poussée, fouillée et touffue ( une impressionnante collection de statistiques) sa validité dans l'étude des économies aussi diverses que celle du Chili, de la Nouvelle Zélande, des Etats Unis, de la France, du Japon, de la Chine, de la Malaisie, de la Hongrie, de la Russie ou du Canada. Cela pour les années 20, 30 et 40 du siècle actuel.
Quelle est la personne actuelle, et pas seulement les économistes, qui n'ait pas entendu parler des secteurs de l'économie? On les retrouve tous les jours dans plupart des journaux et revues. C'est dire combien cette idée simple s'est établi dans la langue officielle de tous. Rarement, acquis de la science a eu un succès aussi retentissant que celui-ci.
1.3.3 Une lecture parallèle des étapes et des secteurs sert à mieux comprendre l'économie de l'information
Enfin une dernière réflexion que nous débutons par une question: Y-a-t-il quelque chose de commun entre les deux théories étudiées? Nous essayons d'y répondre.
La théorie de secteurs reste d'une étonnante actualité. En effet, les économistes manipulent tous les jours cet outil, la comptabilité nationale l'a aussi incorporé définitivement. Cette théorie qui apparaît et se consolide lorsque se développe la comptabilité nationale, va nourrir directement ses outils de travail. Le sort de la théorie des étapes de la croissance est moins fortunée. Il s'agit d'une théorie beaucoup plus récente. Néanmoins, nous pensons que cette théorie nourrit la science économique actuelle en lui apportant des éléments sur son caractère rétrospectif et prospectif.
Les conditions historiques d'arrivée de ces deux théories sont différentes. La première arrive lorsque la science économique actuelle se cherche encore dans beaucoup de domaines; la deuxième arrive au moment où il existe une tradition développée de l'analyse économique.
Relevons encore un point; La théorie des étapes de la croissance peut être qualifiée comme exogène dans la mesure où elle s'intéresse à la description de l'évolution. En revanche, la théorie des secteurs économiques peut être qualifiée comme endogène dans la mesure où elle cherche à repèrer les conditions du progrès économique.
Dans ces conditions, ce qu'il y a de commun entre ces deux théories peut simplement se réduire à l'objet économique impliqué. Ainsi, la combinaison des divers secteurs d'une économie, dans des proportions différentes, est en rapport avec l'étape de croissance qu'elle traverse. Réciproquement les étapes de la croissance sont définies à partir d'une combinaison de secteurs. Cette idée nous semble d'une extrême importance. En effet, elle nous aide à repèrer ce qui peut être caractéristique à un moment donné de l'histoire d'une société.
Les sociétés organisent leurs activités de telle sorte qu'elles soient au niveau optimale. On dit alors qu'elles se trouvent dans telle ou telle étape de la croissance, caractérisée par la combinaison optimale de secteurs, qui se traduit, en régle générale, par une plus grande productivité de l'étape actuelle sur la précédente. Jusqu'à présent cette combinaison était liée à l'économie d'échelle qui était une notion clé de l'analyse. Mais avec la nouvelle forme de la croissance, cette notion classique doit céder la place à d'autres nouvelles telles que celle d'économie d'envergure ou de champs.
En résumé, les approches étudiées aident à identifier et à définir les éléments indispensables à l'analyse d'une nouvelle forme d'économie: l'économie de l'information. Il se produit alors une recomposition de secteurs qui préfigurent une étape de la croissance différente de celle déja connues. Des nouvelles données pour la stratégie de croissance des économies les plus développées apparaissent et doivent être pris en considération.
Notes
(1) Par exemple, les modèles de Harrod, Domar, Kalecki, Gunther Frank, Myrdal, Kuznets, Solow, Sweezy.
(2) W.W. Rostow "L'étapes de la croissance" Editions du Seuil-1962.
(3) Colin Clark "Les conditions du progrès technique", PUF, 1960 (et Première Ediction en anglais, Mac Millan and Co. Ltd. 1940)
(4) W.W. Rostow, op. cit.
(5) W.W. Rostow, op. cit. page 24.
(6) C. Clark op. cit. page 309.
(7) C. Clark op. cit. page 153.
(8) C. Clark op. cit. page 310.
(9) C. Clark op. cit. page 311
(10) J. Stuart Mill: Principles of political economy, Tome 1.
(11) Cf. J. K. Galbraith "The afluent society".